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Article publié le lundi 6 octobre 2008 revu le dimanche 8 janvier 2023

Du discours sur le futur

« Vous n’avez encore rien vu ». Cette petite phase de l’un des inventeurs du Web, le physicien Tim BERNERS-LEE, semble vouloir résonner en écho dès que l’on parle de l’avenir du Web ou de l’internet en général. Mais justement, nous voyons toujours mal les choses à un horizon trop lointain.

1) Prédictions et futurologie

Il y a trente ans, dans les années 70, des esprits sérieux prévoyaient pour l’an 2000 la colonisation de la lune, l’éradication du cancer, les robots domestiques version Azimov qui nous soulageraient de nos tâches quotidiennes, et les vols sous-orbitaux qui relieraient Londres à Sydney en quatre-vingt dix minutes.

En l’an 2000, la facture de l40 milliards de dollars de la NASA pour le programme Apollo a fait passé le goût des missions habitées au profit de l’exploration par sondes robotisées. La prochaine expédition humaine dans l’espace est reportée à 2014 ou plus loin. Les touristes à destination de l’Australie se contente d’une lenteur de 850 km/h et le cancer défie toujours la recherche, sans parler du VIH.

Mais en revanche, aucun futurologue en vue à n’avait prévu l’internet ou le micro-ordinateur il y a soixante ans. La vision géniale de Vannevar BUSH est passée totalement inaperçue...

« [...] Imaginons dans le futur un appareil à usage individuel, qui serait une sorte de bibliothèque ou de fichier mécanisé personnel. Nommons-le au hasard Memex. Ce memex est un appareil dans lequel un individu stocke tous ses livres, archives, courriers, suffisamment mécanisé pour qu’il puisse accéder à ces documents avec une rapidité et une souplesse élevées. Ce serait une extension intime de sa propre mémoire. Cet appareil est constitué d’un bureau, et bien qu’il soit utilisable à distance, c’est avant tout un meuble sur lequel travaille son propriétaire. Le dessus est composé d’écrans translucides sur lesquels les documents seraient projetés pour être convenablement lisibles. Il y a un clavier, des boutons, des leviers. A part cela, il ressemble à un meuble. D’un côté se trouve les documents stockés. Le problème du volume est résolu par un système à microfilm amélioré. Une petite partie du memex est réservée au stockage, la plus grande partie contient le mécanisme. Même si l’utilisateur entrait 5000 pages de texte par jour, il lui faudrait des siècles pour remplir le système, il peut donc l’utiliser de manière prodigue. Le contenu du memex est en grande partie achetée sous forme de microfilm prêt à l’insertion. Des livres de toute sorte, des images, des périodiques, journaux sont ainsi récupérés et mis en place. Le courrier d’affaire suit la même voie. Et il y a une possibilité d’entrée directe : la partie supérieure du memex est constituée d’un plateau transparent qui reçoit les notes, photographies, articles, et toutes sortes de choses. Une fois ces éléments en place, l’activation par un petit levier déclenche la photographie sur le microfilm du memex [...] »

Vannevar BUSH - As We May Think - The Atlantic Monthly, juillet 1945.
http://www.theatlantic.com/unbound/flashbks/computer/bushf.htm

Deux ans avant cette étonnante description du micro-ordinateur, Thomas WATSON, président de la société International Business Machines prophétisait que le marché mondial de l’informatique se limiterait à une poignée de grands ordinateurs centralisés : « Je pense qu’il y a un marché mondial pour environ cinq ordinateurs » (1943). Soixante-cinq ans plus tard, la même société tire son chiffre d’affaire principalement de la vente de micro-systèmes et voit sa part de marché mainframe se rétrécir...

L’ingéniosité de l’homme a bien souvent dépassé les prévisions des futurologues qui n’ont pas vu les évolutions techniques et scientifiques. Dans les années 60, le laser était tout logiquement destiné à devenir une redoutable arme de guerre. Il sert aujourd’hui principalement en chirurgie oculaire, et surtout à la lecture musicale et pacifique dans les millions de lecteurs de disques compacts...

Le 9 octobre 1890, Clément ADER (1841-1925), l’un des pères de l’aviation parvint à parcourir environ 50 mètres à 20 centimètres du sol, dans le parc d’un château de Seine-et-Marne, à l’abri des regards indiscrets. Malgré ce timide succès de son prototype « l’Eole », le célèbre physicien écossais Lord William THOMSON (1824-1907), alors président de la très prestigieuse Royal Society, déclarait en 1895 que le vol des machines plus lourdes que l’air était impossible.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Clément_Ader
http://scienceworld.wolfram.com/biography/Kelvin.html

Les erreurs de prévisions à long terme sombrent généralement dans l’oubli parce que de nouvelles prévisions viennent enterrer celles qui les précèdent, ou parce que le temps nous a fait oublié leurs auteurs. Quelque soit le prestige de la source, l’apparence de sérieux du travail, l’utilisation abondante de statistiques, la prévision reste un art imprévisible. Les futurologues ? Il n’y a que le futur qui en fera des faux prophètes ou de réels visionnaires.

Il apparaît donc délicat d’imaginer ce que seront les technologies de l’information et de la communication en 2028, prenons bonne note de ce que nous disent les futurologues, mais gardons en mémoire la parole de Tony STEVENSON, président de la WFSF ( World Futures Studies Federation), organisation non gouvernementale affiliée à l’UNESCO rassemblant les futurologues de 90 pays : « Quiconque prétend prédire l’avenir se perd en conjectures ou ne se place pas dans la réalité ».

2) Du discours euphorique sur la technologie

L’internet est aujourd’hui devenu le plus grand réseau d’échange et de communication jamais réalisé par l’homme. Il bénéficie auprès d’un large public d’une grande notoriété et d’un avis globalement favorable. Son implantation au coeur de la société « branchée » fait quasi l’unanimité. Il faut dire que depuis son éclosion parmi le grand public, les promesses du réseau nous sont quotidiennement rabâchées par les fournisseurs d’accès, les entreprises en ligne et tous les acteurs de la « net economy ». La promotion et d’ailleurs formidablement bien relayée par l’ensemble des médias qui encensent le web, décuplent le phénomène et entretiennent un discours d’adhésion totale comme si personne ne devait y échapper, si ce n’est quelques malheureux marginaux. Ce n’est pas le premier discours euphorique sur la libération par la technologie bienfaitrice diffusante :

L’invention de la "lumière" et de la "vitesse" au 19e siècle ont profondément perturbé notre rapport au monde. L’homme a restreint l’emprise de la nuit dans les faits mais dans le discours, cela est devenu « libérer l’humain des ténèbres grâce à la fée électricité ». Au 18e siècle des scientifiques pensaient qu’au delà de 70km/h le foie et les poumons du corps humain exploseraient sous l’effet de la vitesse... Les inventeurs et conquérants de la vitesse au 20e siècle nous ont « libérés » de cette barrière physique et mentale.

Au 19e siècle, les saint-simoniens voyaient dans le télégraphe un moyen de l’association universelle, réalisant la communion entre l’Orient et l’Occident.

Lors de l’exposition Universelle de 1939, à New-York, le Futurama de General Motors mettait en scène pour les années 60 de spectaculaires autoroutes à sept voies où la vitesse des automobiles serait réglée pour chaque voie. Les trottoirs des villes seraient surélevés par rapport aux voies empruntées par les voitures, dans une ville « sans police puisque qu’une ville sans taudis ni pauvreté n’engendre pas de criminalité. »

Dans les années 60, la télévision était appelée à devenir le réseau d’intelligence qui ouvrirait une nouvelle ère de communication propice à la diffusion du savoir et l’éclosion des intelligences.

Les pères fondateurs de l’internet nous ont « libérés » de la communication synchrone, en nous permettant de communiquer par courriel, dans un temps linéaire d’un bout à l’autre de la planète. Le discours ambiant assène à qui veut l’entendre que tout individu qui n’appartient pas au réseau ou s’en déconnecte voit ses chances de "réussite" s’évaporer. Soignez votre profil FaceBook, LinkedIn, Plaxo, Viadeo et autres réseaux sociaux qui vous libèrent des lourdeurs des réseaux humains.

Aujourd’hui, alors que divers signes attestent d’un malaise du politique, c’est l’internet qui suscite l’espoir d’une rénovation de nos systèmes politiques : « participation », « blog citoyen », « e-democratie »...

Que ces promesses aient été tenues toutes ou partie, ou bien perdues, de nombreux progrès techniques ont amélioré le sort de l’être humain. Parce que le progrès scientifique et technique existe réellement. Ce qui signifie que les idées neuves, lorsqu’elles ne sont pas erronées, finissent par s’imposer. Il convient peut-être ici de faire la distinction entre les grandes idées, les innovations révolutionnaires et les petites innovations, celles qui ne constituent que des avancées plus modestes.

3) Du discours catastrophique sur la technologie

En contrepoint des ces analyses positives sur l’évolution des technologies, les oiseaux de mauvais augure (technophobes traditionnels, luddites, bourgeois terriens, intellectuels nostalgiques, bureaucrates conservateurs, militants politiques...) n’ont cessé de remplir des pages de journaux des plus sombres présages que les TIC nous réservent.

Ceux-ci sont les mêmes que ceux d’autrefois, qui mettaient en garde contre les dangers de « l’électricité qui endommage la rétine > », (Les éditeurs du New York Times), ou qui s’insurgeaient contre le train qui « permettrait aux classes inférieures de se déplacer pour un oui ou pour un non » (Herman MELVILLE, 1819 – 1891 et ses pairs aristocrates). Erasmus WILSON, professeur à Oxford, n’avait-il pas affirmé en 1878 que «  Lorsque la foire internationale de Paris fermera ses portes, la lumière électrique s’éteindra avec elle et l’on n’en entendra plus jamais parler. ».

Dans son ouvrage « The Theory of the Leisure Class » (« La théorie de la classe oisive »), l’économiste politique Thorstein VEBLEN (1857-1929) dénonçait déjà en 1899 la propension des classes privilégiées à apparenter l’usage de l’innovation à la vulgarité des mauvaises manières !

http://xroads.virginia.edu/~HYPER/VEBLEN/chap08.html

Hermann KHAN (1922-1983), stratège militaire et futurologue célèbre des années 60, parodié par Stanley KUBRICK dans son film « Docteur Folamour », prévoyait un conflit nucléaire inévitable entre les États-Unis et l’ex-URSS.

Plus proches, Aldous HUXLEY dans « Le meilleur des Mondes » (1932) et Georges ORWELL dans « 1984 » (1949), dans la lignée de Edward Morgan FORSTER (1879-1970) « The machine stops » (1909), décrivaient des mondes dégénérés par la mécanisation ou la manipulation génétique à outrance.

Ainsi, si les visions optimistes des utopistes façonnent pour une bonne part le discours social sur la technologie, les technophobes et les nostalgiques ne sont pas en reste. Patrice FLICHY relève dans son ouvrage « L’imaginaire d’internet », trois attitudes possibles par rapport aux discours des thuriféraires et des cassandres de tout poil :

• la première est de les prendre au premier degré ;
• la deuxième, classique dans les sciences sociales, correspond à l’adoption d’une posture de mépris, de condescendance et d’ironie ;
• la dernière consiste à les appréhender comme une composante du développement de tout système et à les étudier dans leur singularité.

http://www.uzine.net/article1426.html

Nous pouvons sagement nous replier sur cette troisième attitude.

4) Du discours sur la communication

Jean-Claude GUÉDON, docteur en histoire des sciences, rappelle que la rationalisation de la communication à laquelle nous assistons aujourd’hui fait écho à celle de la production industrielle du début du 20e siècle, mais qu’il est fondamental de différencier bien clairement les notions d’information et de communication.

Ainsi, le potentiel de « communication » du téléphone, conçut originellement comme « outil d’information », à savoir pour la diffusion de pièce de théâtre lors de l’exposition universelle de Paris en 1889, se révéla plus tardivement : « En chemin, il se heurta à l’opposition des gouvernements pour lesquels la distinction entre comploter et communiquer n’était pas toujours très claire ». Les outils d’information de masse (imprimé, radio, télévision) n’offrent qu’un transfert unidirectionnel du message, alors que la communication réelle ne peut s’établir que sur une base d’égalité ou de réciprocité. Les TIC furent utilisées tout au long du 20e siècle en privilégiant la mise en place d’outils d’information de masse, mais dans la méfiance parfois des outils de communication et d ’échange qui pourraient être utilisés massivement (P2P). Ceux qui communiquent sur le réseau des réseaux sont rares. La grande majorité observe ou consomme, grâce ou à cause des marchands qui rêvent ou tentent de transformer le Web en instrument de marketing direct. En fait, la plupart des usagers semblent utiliser l’informatique en ligne de la même façon que les médias de masse traditionnels.

Aujourd’hui le Web 2.0 et ses réseaux sociaux semble mener de l’information vers le dialogue, où la notion de partage et donc de communication l’emporte. Un nouveau besoin de communication - contre l’information - est-il en train d’émerger ? La décomposition des anciens liens sociaux et familiaux, la désagrégation des solidarités professionnelles locales, causes des fortes tendances électorales vers l’extrême-droite en Europe, peuvent-elles trouver une parade dans la possibilité d’échanges intensifiés de l’internet ?

A l’heure de l’internet mobile et du smartphone, le discours sur la communication se confond avec celui sur la performance des technologies. Mais, n’en déplaise aux gourous de la nouvelle bonne parole numérique, jamais aucune technologie n’a déterminé un modèle de société. C’est même le contraire qui se vérifie : c’est le modèle de société qui détermine l’usage des technologies.

5) Du discours sur la société en « réseaux »

François CARON, historien des techniques et spécialiste des révolutions industrielles, souligne à juste titre que c’est à chaque fois un réseau (chemin de fer, électricité) qui vient irriguer l’économie et la bouleverser. Si le train, qui n’est apparu que quarante ans après l’invention de la machine à vapeur, a permis de se déplacer pour un oui ou pour un non, il a modifié visiblement le paysage et créé des liens entre les hommes dont on ne pouvait imaginer la simplicité auparavant. L’internet, c’est la troisième révolution industrielle, comparable aux précédentes, si ce n’est cette nouvelle forme de diffusion en toile d’araignée et non plus géocentrée, dans un contexte de mondialisation accrue de l’économie.

Les producteurs d’outils de communication prétendent faire du monde un village global, mais sont incapables de rendre ce village rassurant. La structure déterminante de la société industrielle était la chaîne (dans un espace géographique délimité, l’usine, et dans un temps défini, les « trois huits »), celle de la société informationnelle est le réseau (un nouvel espace quasi-illimité dans le temps et l’espace). Mais nous ne vivons pas en temps continu, ni même en temps homogène.

Le principe du réseau a toujours fait partie des organisations humaines, mais il devient aujourd’hui le moyen le plus important pour structurer le développement socio-économique ; ce qui fait la différence est de faire partie du « réseau », ou de ne pas en être... Et les réseaux contournent très vite les obstacles à son développement, s’insinuent et se reforment ailleurs, délaissant lieux et individus qui n’ont pas eu l’opportunité de s’y raccrocher. Le matériau humain (duquel se nourrit le réseau) est en réalité beaucoup moins malléable.

6) Du discours sur le progrès

Le document de présentation du colloque « Les entretiens de la communication scientifique et technique », qui eut lieu à Paris, 29 janvier 1997 sur le thème « Les paradoxes du progrès » offrait ceci à la réflexion :

« S’interroger sur le progrès, c’est interroger sur le sens de l’activité humaine. Le progrès est un concept culturel occidental, absent chez d’autres peuples. C’est une idée relativement récente dont la connotation n’a pas toujours été positive. Le « progrès », loin d’être
assimilable à l’histoire, a donc lui-même une histoire. Au Moyen-âge la notion désigne l’évolution spirituelle du genre humain qui devait conduire à l’avènement de la cité de Dieu. C’est à la Renaissance que l’idée de progrès s’écarte de la recherche d’un gouvernement spirituel du monde pour se structurer autour de l’avancement des sciences et des techniques. Dès lors le progrès se définit davantage comme le résultat d’une accumulation de connaissances où la raison le dispute à la foi. Au siècle des Lumières, le débat est loin d’être tranché : le progrès est-il matériel ou moral ? Linéaire ou discontinu ? Limité ou infini ? C’est au XIXe siècle surtout que l’on assignera au rationalisme, à la science érigée en nouvelle croyance, le soin d’apporter bonheur, justice et prospérité. Denis DIDEROT doutait : « Le monde a beau vieillir, il ne change pas ; il se peut que l’individu se perfectionne, mais la masse de l’espèce ne devient ni pire ni meilleure. » Malgré ce dont l’homme est capable dans le domaine de l’horreur, l’idée que l’humanité est appelée à devenir de jour en jour meilleure, fonde pourtant l’interprétation de l’histoire en Occident. Illusion ? »

Illusion, utopie, peut-être ? Nécessaire ? Sans doute ! Car pour terminer, je citerai Patrice FLICHY :

« Les utopies ne s’opposent pas au réel, elles sont au contraire l’un des éléments qui permettent de le construire. Elles interviennent non seulement dans la période d’élaboration des techniques, mais aussi dans la période de diffusion, lorsque les usagers et plus largement toute une société doivent construire leur rapport à ce nouvel outil »

(L’imaginaire d’internet, La Découverte, 2001).

Alors je retourne construire le rapport à notre nouvel outil, l’internet.


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